FONDATION POUR LA MEMOIRE DE LA SHOAH - Discours de Mme Simone Veil
Au moment où l’Union européenne se prépare à accueillir des pays que la domination soviétique sépara si longtemps du reste de l’Europe, une telle commémoration revêt une importance politique cruciale : de la place que cet événement occupera dans la consci
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FONDATION POUR LA MEMOIRE DE LA SHOAH


 


Discours de Mme Simone Veil devant le Bundestag,


Berlin, 27 janvier 2004


 


Monsieur le Président de la République Fédérale ;


Monsieur le Chancelier ;


Monsieur le Président du Bundestag ;


Monsieur le Président du Bundesrat ;


Monsieur le Président de la Cour constitutionnelle Fédérale ;


Mesdames et Messieurs les vice-présidents ;


Mesdames et Messieurs les ambassadeurs ;


Mesdames, Messieurs ;


 


C’est pour moi un grand honneur de prendre la parole devant vous, à cette date et en ce lieu chargé d’histoire, qui abrite à présent le Parlement de l’Allemagne réunifiée, et où je me trouve pour la première fois.


 


Mais cet honneur ne va pas sans une grande émotion. Nous sommes à Berlin, au cœur de l’Europe : cette ville, qui fut en son temps la capitale du Reich nazi puis le symbole de l’Europe divisée, est désormais le symbole de la démocratie retrouvée.


Or, les événements que nous commémorons ensemble aujourd’hui, la personnalité officielle, la responsable politique, l’ancienne présidente du parlement européen que vous voyez en moi, les a d’abord vécus dans sa chair, anonyme silhouette décharnée, quand fut libéré le camp de Bergen Belsen où l’arbitraire nazi m’avait reléguée après Auschwitz.


La langue même qui résonne en ces lieux, cette langue allemande dans laquelle, au fil des années, j’ai appris à écouter s’exprimer mes amis et mes partenaires, était celle que nous déchiffrions alors, dans l’urgence et dans l’effroi de ne pas comprendre assez vite l’ordre qui menaçait notre survie, à chaque instant. C’est la même, rendue à son intelligence et à son humanité, qui résonne aujourd’hui dans cette salle plénière qui abrite le cœur battant d’une des démocraties les plus vivantes de l’Union européenne.


 


En ce 27 janvier, jour anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, l’Allemagne a, la première, pris l’initiative de commémorer la mémoire des victimes du nazisme. Depuis l’année dernière, l’Europe, par le truchement du Conseil de l’Europe, s’est engagée à la suivre dans cette voie.


Au moment où l’Union européenne se prépare à accueillir des pays que la domination soviétique sépara si longtemps du reste de l’Europe, une telle commémoration revêt une importance politique cruciale : de la place que cet événement occupera dans la conscience historique européenne, dépend largement, ce que sera l’Europe future.


 


Le chemin parcouru est saisissant. La date du 27 janvier est à elle seule une victoire remportée par le travail de mémoire. . Le 27 janvier 1945, quand les premiers soldats soviétiques entrèrent dans le camp d’Auschwitz, ils n’y trouvèrent, incrédules et terrifiés, que quelques milliers de malades et de mourants qui avaient, par miracle, échappé aux nazis. Quelques jours auparavant les dizaines de milliers de détenus d’Auschwitz encore vivants que nous étions, avaient été


 


contraints, entraînés de force et sous la menace, de se rassembler et de prendre la route dans cette « marche de la mort ».


Contrairement à la libération de Paris, par exemple, dont nous célèbrerons le soixantième anniversaire cette année, la libération des camps n’eut rien de festif. Pour les armées et les peuples en guerre, ce ne fut, sur le moment, pas même un événement.


Le camp libéré, cela voulait dire que les chambres à gaz ne tournaient plus, que les trains n’arrivaient plus, que les ordres implacables s’étaient enfin tus. La machine infernale s’arrêtait, elle qui avait tourné à plein régime les derniers mois, avec une cadence implacable ; d’autant plus implacable que les nazis, sentant tourner le vent de la guerre, voulaient parachever leur grande œuvre d’anéantissement du peuple juif avant que la défaite de leur armée ne les en empêche. Le camp cessait donc de fonctionner. Pour les milliers de déportés encore en vie, le risque vital paraissait suspendu.


Nous avons eu alors l’espoir, compte tenu de l’avancée rapide de l’armée rouge, d’être très vite libérés, à moins que  les SS n’aient le temps de nous exterminer auparavant.


 


En fait, après avoir marché pendant plusieurs jours dans le froid et la neige, emmenés dans des wagons à ciel ouvert, vers des camps à l’Ouest,  - Dora, Mathausen, Buchenwald, Bergen-Belsen - , nombreux furent ceux qui moururent, en chemin, d’épuisement ou sous les dernières balles des SS. Notre cauchemar était loin d’être terminé, il nous fallut attendre encore plusieurs mois pour être libérés, entre temps, l’épuisement, la faim et le typhus, les exécutions sommaires, ont tué un grand nombre de ceux qui avaient miraculeusement survécu jusque-là.


Je me souviens de l’arrivée des soldats anglais à Bergen-Belsen, c’est à peine si nous avons pu nous en réjouir. La libération venait trop tard, nous avions le sentiment d’avoir perdu toute humanité et toute envie de vivre.


Nous, les rares rescapés, nous n’avions plus de famille, plus de parents, plus de foyer. Seuls, nous l’étions, d’autant plus que ce que nous avions vécu, personne ne voulait le savoir. Ce que nous avions vu, personne ne voulait l’entendre. Ce que nous avions à raconter, personne ne voulait en partager le fardeau. Nous ne devions pas


 


vivre : la suprématie nazie était tellement écrasante que nous avions intériorisé jusqu’à l’inéluctabilité de notre condamnation à mort. Nous, les rescapés, nous, les témoins, n’avions survécu que pour être rendus au silence. « Qu’ils  vivent, soit, mais qu’ils se taisent », semblait nous dire le monde hors du camp.


Tant d’autres problèmes retenaient alors l’attention. L’Histoire continuait sa marche implacable. La guerre n’était pas encore finie :  après avoir fait de nombreuses victimes, elle allait bientôt s’achever mais pour laisser place à d’autres tensions. Les sociétés pansaient leurs plaies. Les prisonniers rentraient, mais une grande partie de l’Europe était détruite.  Le bruit des armes cessait, mais l’Europe se déchirait en deux. Bientôt, de l’autre côté du mur, un autre totalitarisme allait priver de liberté la moitié du continent, rendant tout dialogue et toute communication impossible.


 


Sur le moment, la libération des camps ne fut pas un événement pour le monde extérieur, ni le retour à la vie normale pour nous, d’ailleurs, y sommes-nous jamais revenus ? Dans l’Europe libérée du


 


nazisme, qui se souciait des survivants d’Auschwitz ? Pour l’histoire qui commençait déjà à s’écrire, pour la mémoire blessée qui forgeait ses premiers mythes réparateurs, nous étions des témoins indésirables.


Cette commémoration du 27 janvier 1945 n’allait donc pas de soi . Le lent et difficile travail de mémoire qui s’est accompli depuis, l’a arrachée à l’indifférence, comme il nous a rendu notre place, à nous, témoins de l’indicible. Après nous avoir ignorés, les historiens ont recueilli nos récits et les ont pris en compte. En France comme en Allemagne, la mémoire de la Shoah s’est invitée dans les écoles et s’est imposée dans la littérature et le cinéma.


Auschwitz est devenu le symbole du Mal absolu, la Shoah le critère d’inhumanité auquel se réfère la conscience moderne, chaque fois qu’elle craint de s’égarer. La portée universelle du génocide juif a été retenue. Cette maturation était nécessaire : elle a bouleversé la réflexion sur la modernité, révolutionné la pensée politique jusque dans ses fondements, entraîné les progrès du droit international.


 


 


 


Mais l’excès menace ici l’intention initiale. Le paradigme du camp, sorti de son contexte historique, n’est parfois plus qu’un symbole moral universellement recyclable. Ce n’est pas sans danger. A présent que le temps des témoins touche à son terme avec la disparition progressive des derniers déportés, les leçons de la Shoah ont été si bien tirées que de bonne ou de mauvaise foi, les amalgames menacent la Shoah de banalisation.


Pourtant, tous les génocides ne se ressemblent pas, tous les crimes ne se valent pas, et tout massacre n’est pas génocide. L’Europe s’égarerait à ne retenir des crimes nazis qu’un épisode de caractère exceptionnel coupé de toute compréhension historique. Il est plus que jamais, nécessaire de donner à l’événement une juste place dans la conscience historique européenne. Cela suppose une réflexion globale sur la deuxième guerre mondiale dans l’histoire européenne.


Le nazisme fut un cataclysme d’une ampleur inédite dans l’histoire humaine. Non seulement parce que l’accession historique d’Hitler au pouvoir a eu pour conséquence directe la destruction de dizaines de millions de vies, en quelques années et l’anéantissement


 


presque total des peuples juif et tsigane; mais parce que ces horreurs se sont accomplies selon des processus inédits et dans le cadre d’un projet métaphysique et historique total. En ce sens, c’est aussi toute une civilisation, toute une humanité, qui fut victime du nazisme.


 


Ce cataclysme s’inscrit aussi dans une série historique dont il représente, dans sa radicale et terrifiante nouveauté, le paroxysme. Des siècles de guerres fratricides avaient ensanglanté l’Europe, chacune s’alimentant des haines creusées par la précédente. La France et l’Allemagne, conflit après conflit, ont forgé leur conscience nationale en se nourrissant de cette hostilité même.


Or l’Europe sortait à peine d’un premier cataclysme, qui avait défait des empires et provoqué des millions de morts. On a aujourd’hui du mal à percevoir le traumatisme qu’a pu représenter pour les consciences contemporaines l’atroce boucherie de la guerre de 14 : car les horreurs inédites de la deuxième guerre mondiale ont éclipsé pour nous celles de la première. Mais les historiens ont reconstitué le lien direct entre le traumatisme du carnage de la première guerre mondiale et le déclenchement de la deuxième : le déchaînement des nationalismes, l’expérience de la tuerie de masse, ont, en effet, joué un rôle direct dans la genèse des totalitarismes ultérieurs : car une fois la paix revenue, les formes de la commémoration en ont occulté le souvenir, en exaltant le martyre des soldats, en sacralisant leur combat, en sanctifiant la guerre. C’est toute une culture d’époque, tout un contexte politique et économique qui, ont forgé la génération des années vingt et fait le lit du nazisme. Ainsi, le témoignage extraordinairement lucide, rédigé en 1938, depuis son exil londonien, sous le titre « Histoire d’un Allemand », par Sebastian Haffner sur cette période, nous est extrêmement précieux ; il nous permet de comprendre l’époque dans laquelle le nazisme a trouvé racine, et de percer le mystère de l’adhésion enthousiaste d’un des peuples les plus cultivés de la planète à la plus terrible barbarie qu’ait connue l’Europe.


Les haines et les méfiances se transmettent naturellement de génération en génération. Le sang versé creuse entre les peuples les tranchées des guerres futures. Dans les années vingt déjà, certains avaient imaginé de surmonter cette fatalité historique qui pesait sur


 


l’Europe. Il faut relire les Souvenirs d’un Européen de Stefan Zweig pour mesurer le désespoir qu’a pu susciter l’annonce du déclenchement de la seconde guerre mondiale. Je le cite « C’était de nouveau la guerre, une guerre plus terrible et plus étendue que jamais guerre ne l’avait été sur la terre. […] Ma tâche la plus intime, à laquelle j’avais consacré pendant quarante ans toute la force de ma conviction, la fédération pacifique de l’Europe, était anéantie. […] l’Europe, notre patrie, pour laquelle nous avions vécu, était détruite pour un temps qui s’étendrait bien au-delà de notre vie. » Ce désespoir du « plus jamais ça » qui recommence pourtant, et qui s’annonce pire encore que le passé, ce fut l’atroce déception qu’eurent les européens de la première heure. Il faut se rappeler cela pour s’épargner des naïvetés coupables. Le « plus jamais ça » n’a jamais suffi à préserver les générations futures. Il faut davantage que des paroles, davantage que des résolutions, davantage que de bonnes intentions.


 


Cruciale est la responsabilité de la commémoration. Selon l’intention qui l’anime, elle alimente les haines et nourrit les guerres futures, ou fournit le socle pacifié d’une construction commune. Cela ne va pas de soi. Il n’est pas facile de prendre argument des souffrances et des morts, des deuils et des larmes, pour œuvrer à la réconciliation et rebâtir un lien entre des peuples ennemis qui se sont affrontés en tant d’occasions. Mais avec la deuxième guerre mondiale, avec les crimes commis par le nazisme, avec la Shoah et ses millions de morts sans sépulture, avec la tentative d’éradication du peuple juif que seule l’issue de la guerre avait empêché d’aboutir, nous avions franchi un seuil. La longue histoire de haines et de guerres fratricides, avait atteint un point de non-retour. Sans un effort de réconciliation volontariste, si éprouvant qu’il puisse être pour nous les survivants qui avions en outre souvent perdu une grande partie de notre famille, les peuples d’Europe ne se remettraient pas de ce cataclysme. C’était pour moi une certitude même si nous paraissions oublier nos mots. De cette leçon de la souffrance date mon engagement en faveur de la réconciliation franco-allemande et pour la construction européenne, les deux objectifs s’épaulant l’un l’autre avec une cohérence, pour moi, évidente.


Avec le nazisme, c’était toute l’Europe qui avait sombré. On ne se relèverait qu’ensemble, prenant appui les uns sur les autres. Il n’y avait là ni naïveté lénifiante, ni intention d’exonérer l’Allemagne de ses responsabilités. Ce n’était pas de pardon qu’il s’agissait, mais d’une réconciliation lucide et courageuse, aussi utopique qu’elle était réaliste, d’autant plus nécessaire qu’elle se savait surgir du plus profond désespoir. Il fallait briser l’engrenage : la réconciliation franco-allemande serait le pivot de la construction d’une Europe pacifiée. Il fallait faire un pari, et s’y tenir malgré les obstacles. Construire des ponts, tisser des liens, bâtir un cadre dans lequel la furie des passions de haine serait neutralisée. Prendre cela même qui nous séparait, cela même qui nous avait éprouvés, prendre cette mémoire blessée comme fondation de notre entreprise commune. L’amitié viendrait plus tard. Tel était le pari, lucide et acharné, de la construction européenne telle que, comme d’autres, je l’envisageais.


 


Aujourd’hui, au seuil d’un nouvel élargissement de l’Europe, ce pari est en passe d’être tenu. Pour la première fois dans sa longue histoire de guerres et de conquêtes, l’union de l’Europe s’est faite sans violence ni esprit d’hégémonie, mais de manière pacifiée et démocratique. Mesure-t-on la victoire morale que représente aujourd’hui l’entrée dans l’Union de nouveaux Etats-membres issus de l’ex-bloc de l’Est, librement, pacifiquement, démocratiquement ?


 


Pari tenu aussi parce que dès les premières initiatives concrètes, l’amitié est venue, plus vite encore que nous ne le pensions possible. Il me faut ici saluer le courage politique et la persévérance visionnaire de quelques grandes personnalités, notamment allemandes et françaises. Les pères fondateurs, Adenauer et Schuman, avaient commencé par le charbon et l’acier. Suivant les traces de ses grands ancêtres, le couple franco-allemand a toujours su oser des gestes forts, pour entraîner l’Europe en avant et lui faire surmonter ses doutes : transcendant les appartenances politiques. Après le Traité de l’Elysée conclu en 1963 entre Conrad Adenauer et le Général de Gaulle ce furent Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, qui relancèrent l’intégration européenne, puis François Mitterrand et Helmut Kohl, qui accompagnèrent les progrès institutionnels du symbole totalement émouvant de la poignée de main de Verdun, et maintenant le Président Jacques Chirac et vous, Monsieur le Chancelier Gerhard Schröder. Je n’ai moi-même eu de cesse, tant dans mes responsabilités politiques françaises que dans mes fonctions de première présidente du parlement européen élu au suffrage universel, d’œuvrer à encourager ce rapprochement franco-allemand, convaincue qu’il devait être le pilier de l’Europe que nous souhaitions construire.


Cette Europe réconciliée, il fallait lui donner une assise durable, et pour cela, la fonder sur deux exigences : transmission de la mémoire et démocratie. Deux exigences complémentaires, au service d’un avenir libre.


L’Europe se devait d’être exemplairement démocratique, exemplairement respectueuse des droits de l’homme. Tirant les leçons des expériences totalitaires de son passé de plomb, l’Europe devait offrir à tous ses citoyens, le plus de liberté possible dans un souci de coexistence solidaire et pacifiée. Elle devait donc avoir des institutions justes, à la fois solides et souples, capables de résister aux bourrasques de l’histoire, comme aux tentations insidieuses qui forment le risque inhérent à la démocratie. Comme l’ont rappelé récemment les conditions posées à l’adhésion des nouveaux entrants, les droits des minorités nationales doivent être respectés, la liberté religieuse garantie, afin que toute menace de guerre civile et fratricide puisse être définitivement écartée.


Parce que la démocratie repose sur la confiance dans le peuple, sur la confiance dans les individus citoyens décidant ensemble de leur avenir commun, cette confiance doit être protégée par des valeurs propres à éclairer la prise de décision. Courage civique, tolérance, respect de l’autre, ces valeurs de l’Europe sont celles que l’histoire du nazisme a montré être les plus nécessaires aux heures les plus sombres. Ce sont elles qui, dans les cœurs et les esprits, dans les gestes et les actes de quelques uns, ont sauvé l’honneur quand des nations entières sombraient. Sait-on ainsi que Berlin même, le fief des SS, ne fut jamais totalement judenrein, qu’ici même survécurent malgré tout à travers toute la guerre une petite poignée de juifs cachés dans des conditions de danger extrêmes qui révèlent le courage et l’héroïsme de ceux qui les cachèrent ? C’est aussi une leçon de l’expérience nazie : les institutions doivent être le plus fiables possible, la démocratie doit être garantie contre les passions par toutes sortes de mécanismes de protection et de contre-pouvoir, mais si ceux-ci viennent à faillir, il n’y a que le courage civique, le sens moral, la dignité des individus, qui peuvent sauver la liberté collective.


 


Le deuxième pilier spirituel de l’Europe devait être la transmission. L’Europe devait connaître et assumer tout son passé commun, ses zones d’ombre et de lumière ; chaque Etat-membre devait connaître et assumer ses failles et ses fautes, être au clair avec son propre passé pour l’être aussi avec ses voisins. Pour tout peuple, le travail de mémoire est exigeant, souvent difficile, parfois pénible. Mais il protège l’avenir des errements du passé, car c’est lui qui permet de reconstituer sur des bases saines, l’unité nationale mise à mal par les trahisons antérieures ; c’est encore lui qui rend possible une réconciliation durable entre nations autrefois ennemies.


Sur ce terrain, l’ensemble des Etats européens n’ont pas avancé au même pas. La France et l’Allemagne, selon des processus différents, ont été toutes deux pionnières dans ce travail de mémoire. Même si toutes les victimes du nazisme n’ont pas tout de suite été prises en compte, l’Allemagne a su réagir en matière d’indemnisation et de réparation, pour prendre en charge ce qui pouvait l’être de la souffrance des rescapés et de leurs descendants. Conscient d’une partie de la « culpabilité allemande », Konrad Adenauer n’a pas hésité à aller à l’encontre de certains de ses propres partenaires politiques, pour répondre aux demandes légitimes du tout jeune Etat d’Israel qui venait de naître sur les ruines du judaïsme européen anéanti.


Ces mesures concrètes ont été accompagnées par des gestes symboliques très forts : comment ne pas rappeler ici l’agenouillement de Willy Brandt face au monument édifié en souvenir des victimes du ghetto de Varsovie ?


En France, il a fallu attendre les années 90 pour que soit reconnue, de manière officielle, la responsabilité directe de l’Etat français dans les crimes commis sous le gouvernement de Vichy. Ainsi en 1995, Jacques Chirac a enfin  trouvé les mots qu’on attendait : « reconnaître les fautes du passé et les fautes commises par l’Etat, ne rien occulter des heures sombres de notre histoire, c’est tout simplement défendre une idée de l’homme, de sa liberté, de sa dignité. »


Tous les problèmes ne sont pas résolus, mais nos deux pays peuvent aujourd’hui regarder en face ces pages sombres de leur histoire, car ces efforts leur ont permis de regagner l’honneur perdu.


Il nous faut à présent montrer la voie, à l’échelle de l’Europe, afin que chaque nation, chaque peuple, accomplisse avec courage et dignité ce nécessaire travail sur son propre passé, condition d’une coexistence pacifiée et durable. Les choses n’avancent pas au même rythme partout. La Shoah n’est pas encore suffisamment reconnue dans un certain nombre de pays d’Europe de l’Est : manipulé par les régimes communistes longtemps au pouvoir, le souvenir des souffrances infligées par l’occupant nazi aux peuples occupés a oblitéré le souvenir des souffrances infligées aux Juifs, avec parfois la complicité de ces peuples. Cette réalité doit être reconnue. Dans les pays d’Europe de l’Est désormais libérés du joug communiste, d’autres souvenirs-écrans viennent à présent recouvrir le nécessaire travail de mémoire sur la Shoah : pour ces peuples soumis pendant presque un demi-siècle à la domination soviétique, les victimes du communisme ont effacé celles du nazisme. Plus grave, la mémoire et l’histoire sont parfois manipulées au point de servir à justifier l’antisémitisme par la référence aux souffrances infligées par les soviétiques. Au moment où l’Europe s’élargit à l’Est, il faut s’alarmer de ces dérives, car ces apparentes controverses historiques touchent en profondeur à l’identité de l’Europe future. Parce qu’elle a connu les deux totalitarismes, l’Allemagne à présent réunifiée, peut sans doute aider les nouveaux Etats-membres à résoudre sereinement cette asymétrie de la mémoire.


        


Démocratie et transmission, deux exigences complémentaires qui arriment l’Europe pacifiée à son passé déchiré. Double bouclier contre les passions mortifères toujours susceptibles de ressurgir ici ou là. Soixante ans après la seconde guerre mondiale et la Shoah, les Européens peuvent regarder en arrière et avec fierté le chemin accompli pour se réconcilier. Mais il reste encore du chemin à parcourir. Le succès nous impose à présent d’autres défis à relever : avec l’entrée dans l’Union des nouveaux membres issus de l’ex-bloc de l’Est, l’Europe devra apprendre à fonctionner à 25. De nouvelles solutions institutionnelles seront à inventer au service d’une nouvelle architecture politique. Pour cela, l’Europe devra se donner une Constitution, indispensable cadre de fonctionnement de la démocratie dans une Union élargie qui sera à même de fixer, de garantir et de transmettre aux générations futures, le socle des valeurs fondatrices de l’Europe, à commencer par son exigence toujours approfondie de démocratie et de respect de la personne humaine.


En effet, de nouveaux problèmes, viennent défier nos capacités à défendre nos valeurs. Ainsi, comment ne pas être préoccupé par ces signes d’un antisémitisme résurgent en Europe ? En France, depuis le début de la seconde intifada, les actes antijuifs se sont multipliés, des incendies de synagogues aux brimades d’enfants juifs dans nos écoles publiques. Des phénomènes similaires ont lieu ailleurs en Europe. Il n’est pas tolérable que les nations d’Europe de l’Ouest, qui ont avec raison conditionné l’adhésion des nouveaux entrants au critère qu’est le respect du droit des minorités, laissent pareille gangrène se développer sur leur sol.


Il faut répéter que le contexte proche-oriental, la misère sociale, ou l’ignorance, ne sauraient constituer excuses ou circonstances atténuantes à pareils agissements. Quand on retourne la mémoire de la Shoah contre les juifs, en osant des comparaisons indécentes entre camps d’extermination et camps de réfugiés, quand on banalise le génocide juif par toutes sortes d’amalgames ou qu’on exploite les clichés de la propagande antisémite au service du combat antisioniste, l’Europe a le devoir d’arrêter ces dévoiements, non seulement par respect pour les survivants de communautés décimées il y a soixante ans, mais aussi par souci de sa propre dignité. Se rappelle-t-on que dans les années trente, de part et d’autre du Rhin, Juifs français et juifs allemands ont sous-estimé le péril qui les menaçait parce qu’ils étaient trop patriotes pour douter de leurs pays respectifs ?


Aujourd’hui, la France et l’Allemagne comptent les deux plus grosses communautés juives d’Europe : cette confiance retrouvée, l’Europe a la responsabilité de ne pas l’ébranler. Nul ne saurait tolérer que soit remise en cause l’appartenance des Juifs au consensus européen, et l’Europe doit réagir avec une fermeté exemplaire pour dénoncer et combattre toute résurgence de l’antisémitisme, quelle que soit sa forme, quel que soit son prétexte. Il en va aussi de sa force et de son avenir, car, l’histoire nous l’enseigne, les poussées d’antisémitisme sont bien souvent le symptôme d’un malaise sociétal, d’une crise de vitalité démocratique. C’est dire combien le travail sur soi et l’exigence de vigilance sont toujours d’actualité pour l’Europe.


C’est dans la continuité assumée de son passé d’ombres et de lumières que l’Europe puise, depuis soixante ans, les ressources de son avenir. Tel est l’engagement tacite que la première génération d’européens a pris envers les générations futures, qui le jour venu, en reconduiront à leur tour la promesse.


Je voudrais, pour conclure, m’adresser plus particulièrement aux jeunes lycéens allemands et français qui sont ici aujourd’hui : vous êtes le symbole concret et vivant de cette réconciliation mais vous êtes aussi le relais que nous vous passons avec confiance. Comme des milliers de lycéens européens, vous assumez ce devoir de mémoire. Je souhaite qu’avec vos professeurs, vous appreniez, vous compreniez ce que fut Auschwitz, afin que vous en en méditiez les leçons. Vous serez demain les citoyens qui à votre tour, auront la responsabilité de faire échec à tout ce qui pourrait conduire au même engrenage de la haine et de la violence, conduisant inéluctablement à la barbarie.


Mais la jeunesse d’aujourd’hui, plus ouverte à l’ensemble du monde, plus solidaire de ceux dont les droits sont bafoués, instruits des atrocités du passé, saura je l’espère, tirer la leçon d’Auschwitz .


Je lui fais confiance. C’est à vous, jeunes Allemands, jeunes Européens qui êtes ici, que je m’adresse pour dire : n’oubliez pas le passé. C’est à vous désormais qu’appartient de faire l’Europe, une Europe des libertés, une Europe messagère de paix et de respect de la dignité humaine.


 



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